Objet #1 : La « marque-dieu »

par François Cerruti-Torossian | le 23 janvier 2019

Depuis quelques années une nouvelle tendance est observée dans la typologie des noms de marques, brefs, enlevés, saisissants, où les linéaments des lettres se manifestent à nous comme des signes, des images, des symboles même, et non comme de véritables mots en tant que tels, c’est-à-dire en tant que porteurs de sens directs. Ces noms de marques, il est vrai, font plus appel au signifiant qu’au signifié, au véhicule du sens qu’au sens lui-même, ainsi que l’avait théorisé avec génie Ferdinand de Saussure, fondateur de la linguistique, dans son Cours de Linguistique Générale dont le monde a célébré le centenaire en 2016.

Oui, des noms de marques, souvent palindromiques, au très fort potentiel typographique et, partant, graphique voient le jour de façon croissante, avec un succès inégal. À l’image d’un OXO, fameux et prospère bouillon de bœuf anglais, qui ouvrit la voie à ce genre en quelque sorte, remarquable par son parallélisme parfait et son « -X- » central, cœur de cible de notre choix.

Plus proche de notre modernité, OFO, compagnie de vélos chinois en libre-service, se démarque par sa capacité, en trois lettres, à esquisser relativement efficacement la silhouette d’un cycliste au centre du nom, en selle sur son vélo, figuré par deux roues de part et d’autre, le tout embrassé de profil. On pensera bien sûr également à feu JOON, compagnie d’Air France adressée aux enfants du millénaire, nés avec l’an deux mille, et porteurs d’un nouveau monde tout en rotondité et en bienveillance. ZOOZ, plateforme de paiement d’extraction israélienne, puis rachetée par PayU, détonne par un parallélisme quasi parfait et par une célérité de prononciation de ses phonèmes qui nous laissent imaginer une opération financière exécutée en un rien de temps.

L’immédiateté nous invitera naturellement à saluer tout de go et tous en chœur le brio « malin », comme on dit aujourd’hui, de l’onomaturge virtuose, talentueux, plein de maestria, n’est-ce pas ? Et ceci est vrai. Ceci est vrai et il est tout aussi vrai de dire qu’en réalité ce procédé graphique n’est pas récent, mais employé tout simplement depuis la nuit des temps.

En effet, il s’agit là d’une technique qui relève plus de l’art pictural dont le but est d’ornementer un nom et, grâce à la force évocatrice de la représentation, de marquer les esprits. Cette technique, notamment, se vérifie tout particulièrement dans ce domaine si sacré et si délicat, et parfois si obscur et si étrange, touchant aux nombreux et fameux « Saints Noms » de Dieu, au sein des trois principales religions révélées que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam.

Le nom de Dieu dans le judaïsme revêt diverses expressions, dont l’une d’elles est le tétragramme, nom à quatre lettres, symbole des symboles hébraïques. Écrit ainsi יהוה, on le translittère en français par Yahvé. Typographiquement, ce nom présente une morphologie où se répètent et se reflètent des lettres tout en jambages et en traverses, ce qui n’est pas le cas de toutes les lettres en hébreu, produisant par-là même une charge graphique harmonieuse.

Pour le christianisme, le nom de Dieu, a été très tôt représenté par le monogramme chrétien, que l’on appelait chrisme, représentation constituée des deux premières lettres grecques du mot Christ en grec ancien Χριστός que sont le Χ et le Ρ. Ces deux lettres pouvant être parfois encore plus stylisées, elles étaient sculptées d‘uniquement trois barres rectilignes offrant ainsi une représentation géométrique au graphisme éminemment épuré.

Dans l’islam, le nom de Dieu a été figuré, par le truchement de l’alphabet arabe, sous diverses dénominations. L’une de ces dénominations les plus connues est translittérée en français sous le vocable d’Allah, écrite ainsi الله. Ce nom, palindrome phonétique à un phonème près, se prête très volontiers à la stylisation calligraphique, pour des raisons typographiques évidentes, puisque constitué de jambages, en l’absence de hauteurs d’x, pourtant très nombreuses en arabe.

Volonté délibérée de créer des noms au graphisme captivant, voire hypnotique, hasard de l’histoire, des hommes et des mots ? On ne saura. Quoi qu’il en soit, le point commun de ces différents noms de Dieu, tous forts symboles religieux, réside graphiquement dans ce que l’on pourrait appeler la verticale du croire, dans cette grande verticalité des traits tracés, peut-être symbole des liens qui unissent l’Homme à Dieu, la Terre au Ciel.

C’est ainsi que cette tendance contemporaine, consistant à mettre prioritairement en valeur le potentiel typographique et plus généralement graphique des noms de marques, potentiel bien évidemment à la genèse même de leur création, s’inscrit dans un contexte beaucoup plus ancien, qui est celui de la représentation artistique et de l’accentuation de la force typographique déjà contenue dans la matrice des noms : où la lettre se fait esprit, la forme se fait fond, le son se fait sens.

Accrocher le regard, capter l’ouïe, happer l’attention avec naturel et évidence, telles sont les modalités de réception de cette nouvelle ère non pas de la marque d’intellection, mais de la marque d’oreilles, la marque d’yeux, devenue marque-dieu, théonyme des temps, nous marquant aujourd’hui, comme hier cartouches et hiéroglyphes frappés, sceaux-cylindres et saints noms ciselés.

Crédits photos :
https://unsplash.com/photos/ukzHlkoz1IE
https://fr.wikipedia.org/wiki/YHWH#/media/File:Hastveda_altardel.jpg
https://fr.wikipedia.org/wiki/Chrisme#/media/File:Chrisme_Constantinople.jpg
https://fr.wiktionary.org/wiki/Allah#/media/File:Dcp7323-Edirne-Eski_Camii_Allah.jpg
https://unsplash.com/photos/fpZZEV0uQwA

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